Lloyd tordait nerveusement son
carnet entre ses mains, comme quelqu’un qui aurait donné cher pour être
ailleurs. Flagg était de bonne humeur maintenant, mais ça ne risquait sans
doute pas de durer quand Lloyd lui aurait parlé de La Poubelle.
– J’ai encore une chose, dit-il
à regret. À propos de La Poubelle.
Il se demanda si l’autre allait
piquer une crise comme tout à l’heure avec les bibelots de jade.
– La Poubelle, un bien
gentil garçon. Il est reparti faire un petit tour de prospection ?
– Je ne sais pas où il est. Mais,
avant de partir, il a fait des siennes à Indian Springs.
Lloyd raconta l’histoire qu’il
avait entendue de la bouche de Carl, la veille. Le visage de Flagg s’obscurcit
lorsqu’il apprit que Freddy Campanari avait été mortellement blessé, mais quand
Lloyd termina, il avait retrouvé sa sérénité. Au lieu de piquer une colère, Flagg
se contentait d’agiter la main avec impatience.
– D’accord, d’accord. Quand
il reviendra, je veux qu’on le tue. Mais rapidement et sans lui faire trop de
mal. J’espérais qu’il aurait… duré davantage. Tu ne comprends probablement pas,
Lloyd, mais je sentais une sorte… d’esprit de famille avec ce garçon. J’avais
cru pouvoir l’utiliser – et je l’ai fait d’ailleurs – mais je n’ai jamais été
totalement sûr de lui. Même un maître sculpteur peut s’apercevoir un jour que
le couteau s’est retourné dans sa main, si le couteau est mauvais. Pas vrai, Lloyd ?
Lloyd, qui ne savait pas
grand-chose des sculpteurs et des couteaux de sculpteur (il aurait cru qu’ils
se servaient de ciseaux et de maillets), hocha aimablement la tête.
– Oui, bien sûr.
– Et il nous a rendu un grand
service en armant les Shrike. C’est bien lui qui a fait ça ?
– Oui, c’est exact.
– Il reviendra. Dis à Barry
que La Poubelle doit… être définitivement soulagé de ses souffrances. Sans
douleur, si possible. Pour le moment, je m’intéresse bien davantage à l’arriéré
mental qui est en train de s’en aller à l’est. Je pourrais le laisser continuer,
mais c’est une question de principe. Peut-être pourrions-nous régler cette affaire
avant la nuit. Qu’en penses-tu, ma chérie ?
Il s’était accroupi à côté de la
chaise de Nadine. Il caressa sa joue et elle s’écarta comme si on l’avait
touchée avec un tisonnier porté au rouge. Flagg fit un grand sourire et la
toucha encore. Cette fois, elle se soumit en frissonnant.
– La lune, dit Flagg, enchanté,
en se levant d’un bond. Si les hélicoptères ne le découvrent pas avant la nuit,
ils pourront profiter de la lune. Je parierais qu’il est en train de pédaler au
milieu de l’autoroute 15 en ce moment, en plein jour. Il espère que le Dieu de
la vieille dame le prendra sous sa protection. Mais la vieille dame est morte, n’est-ce
pas, ma chérie ? demanda Flagg avec le rire cristallin d’un enfant heureux.
Et son Dieu est mort lui aussi, je le crains. Tout va très bien aller. Et Randy
Flagg va bientôt être papa.
Il lui toucha encore la joue. Elle
gémit comme un animal blessé.
Lloyd se passa la langue sur ses
lèvres sèches :
– Bon, je vais me bouger
maintenant, si vous n’avez plus besoin de moi.
– Bien, Lloyd, tu peux t’en
aller.
L’homme noir ne s’était pas
retourné. Perdu dans son extase, il regardait Nadine.
– Tout va bien. Très bien.
Lloyd s’en alla aussi vite qu’il
put, presque au pas de course. C’est dans l’ascenseur qu’il craqua et il dut
appuyer sur le bouton rouge pour arrêter la cabine en attendant que sa crise d’hystérie
passe. Il rit et pleura pendant près de cinq minutes. La tempête calmée, il se
sentit un peu mieux.
Il n’est pas foutu, se
disait-il. Il y a quelques petits accrocs, mais il peut arranger ça. La
partie sera probablement terminée le 1er octobre, et sûrement le 15. Tout
commence à très bien aller, comme il a dit, et tant pis s’il a failli me tuer… tant
pis s’il a l’air encore plus bizarre…
Un quart d’heure
plus tard, Lloyd recevait un coup de téléphone d’Indian Springs. C’était Stan
Bailey. Fou de colère contre La Poubelle, terrorisé par l’homme noir, il était
au bord de l’hystérie.